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LE TOPAGE, MÉTIER DE L’OMBRE ESSENTIEL ET MÉCONNU. LE BON TIMING, LE BON FLUX, AU BON MOMENT

Marie Torti

Marie Torti

Sommaire

par Marie TORTI

TOPEUSE – FONDATRICE ET DIRIGEANTE DE IKITOP

L’Innovatoire vous révèle ici un métier extraordinaire, qui joue un rôle central dans la vie des évènements, mais qui demeure largement ignoré. Marie Torti nous le fait découvrir avec autant de précision que de grâce dans ce premier volet de notre enquête. Un second paraitra prochainement avec notamment une interview de Jean-Benoît Fournier, une référence dans le métier.

2011 : je suis interprète en Sardaigne sur une convention. Au bout de quelques heures, le scénographe me dit : « Comme tu sembles bien t’entendre avec les techniciens et que tu parles italien, tu vas faire le topage ». Le quoi ? « Tu prends ce casque intercom, tu suis le déroulé que j’ai écrit et tu indiques à tout le monde ce qu’il doit faire. Bref, tu donnes les top ! ».

2023 : après diverses expériences « sur le tas », je crée IKITOP, contraction de ikigai et topage, je suis désormais topeuse à temps plein. IKIquoi ? Ikigai, concept japonais qui signifie trouver son équilibre, sa raison d’être (très tendance en ce moment), sa joie de vivre. Car oui, le topage est LE métier qui convient parfaitement à ma curiosité, mon besoin d’adrénaline, ma rigueur, mon envie d’organiser et d’apprendre.

Mais au fait, toper, c’est quoi ?

A ne pas confondre avec le topping (si, si quand je dis que je suis topeuse, on me parle de l’art de décorer les pâtisseries) !

Soyons pragmatique : je vais effectivement donner les top ! d’où un nom de métier pas si joli que ça. Certains l’appellent « show caller », je call le show, je lance le show. Mais pas seulement : en amont d’une prestation, je prépare un conducteur technique (parfois appelé conduite, run of show, runsheet…) dans lequel je reporte avec précision chaque élément qui compose l’événement minute par minute, parfois seconde par seconde : musique d’ambiance, vidéos, jeux de lumière, micros, montées de scène, discours, slides, changements de mobilier, enregistrement du live, feux d’artifices …

 Je traduis tout ce qui a été défini par le client et/ou par l’agence qui me sollicitent. Nos interlocuteurs sont très variés mais chaque fois, la démarche de départ est la même : comprendre les enjeux, le contexte, les contraintes, puis partir à la pêche aux informations – au mieux un script, souvent un déroulé, pour produire une conduite technique la plus précise possible.

Sur cette base créée par mes soins, je vais donner les « ordres », c’est-à-dire déclencher une action à un moment précis, à l’équipe technique comme aux intervenants. Une équipe chaque fois différente que l’on s’attache à transformer en dream team !

© Marie Torti
 

Le Jour J

Première étape : après cette indispensable préparation en amont, le filage technique. C’est le moment où, sur place entre techniciens, nous nous approprions l’histoire, nous vérifions que tout fonctionne, les enchaînements, la dynamique, la qualité de l’image, du son, la répartition des tâches. Puis vient le temps des répétitions sur scène, un temps essentiel plus ou moins long selon les disponibilités des intervenants – dirigeants souvent très (trop) occupés, salariés impressionnés, personnalités qui arrivent au dernier moment… A nous de jongler avec ces contraintes. Mais ne pas prendre le temps de répéter, a minima de s’approprier le plateau, c’est prendre le risque de ne pas réussir à embarquer son audience.

Ah le stress du live ! C’est là que le rôle et les qualités du topeur sont déterminants : garder son sang-froid, rester calme quoi qu’il arrive, écouter, s’adapter, rassurer. Du problème technique au stress de la prise de parole en public, tout est possible. D’où une préparation au cordeau, même si l’imprévu fait partie intégrante (le charme ?) du live en événementiel. Piloter chaque instant, trouver des solutions, garder la main sur le rythme, maîtriser le timing : autant d’actions qui sont une véritable source de satisfaction. On se sent aligné et utile.

Ce métier requiert également une certaine connaissance technique, chaque régie étant différente, chaque scénographie, chaque dispositif aussi. D’où l’importance de bien s’entendre avec l’équipe dès notre arrivée en régie, de ne pas hésiter à poser des questions sur le potentiel de telle ou telle machine, de faire confiance (chacun son rôle), de repérer le technicien qui sera un soutien sans faille, notamment à l’étranger quand la barrière de la langue peut créer des situations délicates voire cocasses. Je me souviens d’un topage à Liverpool où, bien qu’ayant l’habitude de toper en anglais, je me serais crue dans un film de Ken Loach, tant j’avais du mal à comprendre les techniciens du fait de leur accent. Une vraie gymnastique mentale ! Mais grâce aux échanges, au filage, au temps que l’on prend, on finit toujours par se comprendre, car les équipes sont très professionnelles et bienveillantes.

Comprendre, communiquer, anticiper, faciliter, proposer, collaborer, donner confiance, vérifier, décider, guider et synchroniser : telle est la réalité du topage. On parle souvent de chef d’orchestre pour définir ce métier. Je n’écris pas la partition initiale, je l’annote et me l’approprie, pour qu’elle soit parfaitement interprétée le Jour J. Etant moi-même violoniste en orchestre, je dis parfois qu’il s’agit d’apprendre un concerto en une demi-journée pour le jouer le lendemain avec des musiciens réunis en quelques heures (techniciens et intervenants) devant un public exigeant (clients, participants). Mon expérience de musicienne m’a permis d’acquérir assez rapidement cette vision à 360 indispensable pour diriger le live.

© Marie Torti
 

Un exemple insolite ?

Il m’est arrivé récemment de toper un dîner pour une grande marque de cognac, chez le maître du chaix transformé pour l’occasion en espace de haute gastronomie. Le thème ? Présenter 5 cognacs signature devant 60 personnalités des médias asiatiques. Le déroulé ? 5 tableaux musicaux et lumineux racontant chacun une histoire, 60 maîtres d’hôtel (un par invité) un chef 3 étoiles et 15 commis. Le tout formait un ballet réglé au cordeau, tout devait s’enchaîner à la seconde près. Car quand le chef lance les plats, pas question de casser le rythme ! Une expérience unique, où chacun a joué son rôle avec minutie.

Un topage hors normes. Ils l’ont fait !

Retour sur le 26 juillet 2024, la Cérémonie d’ouverture des JO de Paris 2024.

Si l’on peut associer topage et innovation, c’est bien pour cette soirée historique et planétaire. Quelques chiffres ? Un parcours de 6 km, 4h de show, 85 bateaux, 120 cadreurs (3 fois plus qu’à Tokyo en 2021), 13 tableaux, 250 régisseurs, 3.000 performers dont 400 danseurs, 80 écrans géants répartis le long de la Seine, en tout, près de 10.000 personnes impliquées. Le défi ? Une parfaite synchronisation et effectivement, il n’y a pas eu un loupé dans le topage, malgré l’invitée de dernière minute : la pluie !

Une intelligence collective au topage, sollicitée dès 2023 pour assumer et assurer un tel show : une équipe de 19 topeurs a été mise en place, dont 14 sur le parcours de la cérémonie, gérés par un core team de 5 grands professionnels. Cela ne s’était jamais fait, au mieux on a pu compter 5 à 6 topeurs sur un même show. Chacun a été choisi selon son tempérament et ses affinités, car oui, le profil du topeur est essentiel à la bonne marche de tout événement. Etant moi-même en régie plateau sur le dernier tableau, celui des athlètes et de la flamme, j’ai pu découvrir et apprécier les qualités d’un confrère topeur, qui parle aux sportifs comme d’autres parlent aux oiseaux !

Pour compléter cette équipe innovante, trois postes de topage ont été mis en place : le premier spécialement dédié à la bande son, le deuxième responsable uniquement des délégations, et un troisième enfin, en relais permanent avec la fluviale : 85 bateaux à coordonner, le niveau de la Seine à gérer, parfois trop haut, le passage sous les ponts… Tout cela afin d’anticiper au mieux le travail du réalisateur et de respecter le timing à la seconde près. Et, cerise sur le gâteau, une topeuse en back up connaissant chaque tableau et chaque détail de la conduite, à même de palier toute absence de dernière minute.

Certains sont cités sur le plan du parcours ci-dessous avec noms de code oblige. Sans oublier Marine, Alain, Didier, Antoine, Chloé et Jean-Benoît. Une équipe de choc également réunie sur la photo témoignant de la satisfaction du show accompli.

© DR
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Le secret devant être bien gardé sur le contenu de la cérémonie, impossible de prévoir une répétition générale. Et seulement deux répétitions, sans diffusion de son, d’images, sans costume, sans continuité afin de respecter la confidentialité souhaitée pour un tel show ouvert dans la ville. Et naturellement, sans les 206 délégations. Du jamais vu ! Pour rappel, la cérémonie d’ouverture des JO de Pékin en 2008, dans l’enceinte close d’un stade, avait nécessité… 6 mois de répétitions.

Mais grâce au facteur humain et à l’implication de tous, le multi-topage de cette cérémonie a été un incroyable moment, personne n’a rien lâché. Une petite souris qui se serait glissée dans la salle de commandement y aurait ressenti le calme impressionnant des topeurs, préparés comme jamais pour emmener les équipes. Grâce notamment au logiciel Live Edit adapté spécialement au déroulé de la cérémonie (présenté plus avant dans la seconde partie à venir de ce dossier), qui a permis l’écriture globale et complète de chaque moment. Grâce également à la prouesse de relier sur 6 km tous les intervenants techniques et artistiques, avec oreillettes, talkies, casques intercom, multi fréquences…

Toutes les décisions face aux imprévus, dont la pluie au premier chef, ont été prises conjointement entre l’artistique et le topage, principalement pour des raisons de sécurité, par exemple moins de danseurs sur les toits car sol trop glissant… et hop, on a adapté en direct !

Au final, une dinguerie à vivre et à regarder. Topée sans point de comparaison, sans répétition générale, sous la pluie, ce fut plus qu’un challenge, « un avion construit en plein vol », comme l’a joliment résumé l’un des topeurs.

            Vous avez dit Ikigai ?

Je souhaite à tous de trouver son ikigai professionnel, peu importe quand. Le mien c’était à 50 ans passés… Ce concept japonais, à l’origine du nom de ma société IKITOP, est quasiment intraduisible. Il repose sur 4 piliers : ce que l’on aime faire, ce pour quoi on est doué, ce dont le monde a besoin, ce pour quoi on est payé. Et oui, on ne vit pas seulement d’amour et d’eau fraîche même quand on aime son métier ! N’hésitez pas à lister vos envies, vos capacités, vos qualités, ce que vous n’aimez pas, vos défauts… C’est ce qui m’a menée au croisement de cette profession de topeuse, qui me ravit à chaque mission.

© Marie Torti

À propos de l'auteur

Marie Torti

Marie Torti

Fondatrice et Dirigeante de IKITOP

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